mercredi, septembre 20, 2006

DES FRERES “EN CRAVATE” [fj]

186— La Voix des Frères du Sacré-Cœur – Janvier 1962

DES FRERES “EN CRAVATE”
Par FRERE FLORIAN, SC.. (Montréal)

( Avis aux lecteurs: Ce texte se lisait sur le blogue 'La-mer-des-Mots, première version', le 9 juillet 2006. )

Je me souviens d’avoir éprouvé un malaise indéfinissable quand j’appris que nous, les Frères, n’étions que des religieux-laïcs, pas même exempts.

J’ai par la suite vu grimacer bien des visages sous cette désagréable impression de se croire un sous-produit. Ce mot “laïc’ accroché comme ça à “religieux” semble à plus d’un une verrue juridique qu’on aurait en pleine face. Aussi que d’efforts et d’aspirations visant à l’éliminer ou du moins à le faire oublier.

Quelques-uns (des exceptions sûrement car ils ne sont pas nombreux ceux qui pensent tout haut) diront qu’il ne s’agit que d’un bouton de jeunesse qui passera avec l’âge. A les entendre, il est possible, il est probable, il est même presque certain (selon le degré d’intoxication) que dans un avenir rapproché, pour répondre aux besoins grandissants de l’Église, les Frères recevront les ordres sacrés, au moins le diaconat soufflent les plus timorés.

Certains chercheront compensation dans la pensée messianique que nous vivons actuellement les catacombes de notre sublime vocation appelée à orienter plus tard la pensée mondiale catholique. D’autres n’ayant pas le charisme d’une ample vision cueilleront patiemment sous la bouche des plus éminents prélats toutes les paroles d’allocution, de bénédiction, de cinquantenaire ou de centenaire louant la valeur, l’opportunité, la nécessité de l’apostolat (l’on dit généralement du travail) des frères. Ils se composeront ainsi une panoplie bien garnie de textes capables de les protéger et de les défendre contre toutes les incompréhensions qu’ils rencontreront au cours de leur pérégrination de religieux-laics résignés.

Ce malaise, allié à un prosélytisme nécessaire à notre survie donnera parfois le branle à de cocasses envolées oratoires où le frère est brillamment comparé
au prêtre séculier. Alors “laïc” est fondu dans le ‘séculier” et les deux sont noyés sous la verve d’une puissante exaltation de la vie religieuse.

Un autre, craignant le sens péjoratif du mot laïc, suggère tout simplement de le taire le plus possible pour braquer tous les phares de la publicité sur le religieux, degré supérieur dans l’ordre de l’excellence catholique.

Et qui d’entre nous peut se vanter de ne s’être jamais prélassé dans un pré sacerdotal rendu accessible grâce à l’équivoque d’un costume identique ou tout au moins de n’avoir pas désiré un document officiel, argument massue , qui précisant notre situation dans l’Église liquiderait tous les préjugés réels ou imaginaires dont nous sommes depuis si longtemps les pauvres victimes.

Voilà autant de symptômes d’une digestion difficile. On aurait mal absorbé ]a situation qui nous est faite dans l’Église et la société.

Et voici qu’en juin dernier son Éminence le Cardinal Léger impose le port de la cravate aux religieux-laïcs de son diocèse. N’est-ce pas charger d’un mets reconnu indigeste un estomac nourri aux plus délicates valeurs de l’idéal religieux? Le hoquet plus ou moins discret de certains religieux le laisse croire. Mais à bien y penser, cependant, abstraction faite de ses incidences en d’autres domaines, la décision ne serait-elle pas pour nous une cure salutaire? Elle a au moins le mérite de nous mettre bien en face de notre fonction de laïcs dans l’Église et de nous inviter à la considérer avec plus d’attention pour l’exploiter avec plus de profit.

Il semble d’abord utile de préciser le sens des termes laïcs et religieux. C’est un truisme de rappeler que laïc ne s’oppose pas à chrétien. II vient de « laos » , peuple, et servait à distinguer dans le grec biblique le peuple de Dieu des « goïn », ces nations païennes qui ne connaissaient pas Yahvé. Le sens péjoratif de laïc venu avec les Encyclopédistes va donc a l’opposé de son sens premier qui n’indique rien de profane.

Laïc ne s’oppose pas davantage à religieux comme le laisserait croire le Larousse et l’emploi courant le plus abusif. L’expression «religieux-laïc » n’a rien de paradoxal. Être et paraître plus laïc ne signifie pas être moins religieux. Ce n’est pas à force de n’être pas laïc qu’on devient plus religieux.

Certes, il ne manque pas d’auteurs pour fonder la distinction entre clercs et laïcs sur le partage plus ou moins confusément établi entre sacré et profane. Pour ces auteurs, les clercs, éléments plus volatils, prennent leur essor vers le haut et oeuvrent dans le sacré, Et bien entendu ces auteurs ne manqueront pas le petit renvoi caractéristique qui applique “mutatis mutandis” ces considérations aux religieux non-clercs, ces êtres un peu exceptionnels qui nageraient entre deux eaux: le profane et le sacré.

Les laïcs seraient résolument les hommes du temporel, les tâcherons du profane à sauver. Hier corvéables à merci ils formeraient aujourd’hui le syndicat des manoeuvres de l’Église dont on apaiserait les revendications à l’arbitrage du monde par de pompeux titres de noblesse dénichés dans je ne sais quelle généalogie royale.

D’autres, voulant embrigader les laïcs dans l’action de l’Église qui ne serait que hiérarchique, soutiennent que tout apostolat est de soi clérical et, exercé par des laics, il confère une certaine cléricature à ces apôtres qui cessent d’être de ce fait laïcs. Que sont alors les laïcs? De pauvres hyliques de la gnose ancienne qui se mériteraient, par une action apostolique plus sacrée, une promotion au sein des pneumatiques que seraient les clercs. Le pape Pie XII s’est inscrit en faux contre cette théorie du P. Rahner, s.j. en proclamant au 11e congrès de l ‘apostolat laïc que si une mission particulière associe de plus près le laïc à la conquête spirituelle du monde que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, elle ne lui confère aucun des pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent liés à la réception du sacrement de l’Ordre. (1)

Sans compter que ces tentatives d’explication font une situation peu glorieuse au laïc et paradoxale au religieux,-laïcs, elles ne semblent pas davantage rendre justice au donné révélé.

Le Christ n’a fondé qu’une Église. Elle est son Corps, il en est le Chef. Comme Chef il la conduit à son terme par l’intermédiaire des hommes, les chrétiens, qui participent tous à son pouvoir de Chef. L’apostolat n’a jamais été considéré comme une fonction réservée dans l’Église. Toute vie chrétienne authentique engage l’Église, dirige, sanctifie, enseigne. Mais le clerc participe différemment du laïc à ce pouvoir de chef du Christ. Choisi par le Christ, il le représente dans son pouvoir souverain vis-à-vis des autres membres. Il est CONSTITUÉ EN AUTORITÉ. . Son pouvoir et son ministère sont hiérarchiques. Le pouvoir et le ministère du laïc, spirituels, sacrés, dérivés du Christ, communiqués aux apôtres et non délégués par la hiérarchie, ne s’exercent qu’en relation aux pouvoirs hiérarchiques.

C’est donc la constitution en autorité, d’origine divine et conférée par le sacrement de l’Ordre et non les fluctuantes caractéristiques des états de vie qui, dans l’Église, établit la démarcation entre clercs et laïcs. Laïc ne connote aucune idée de profane qui l’opposerait à religieux ou à sacré. La fonction laïque est essentiellement positive et ne marque aucune limite dans l’engagement apostolique. Si par la suite l’état laïc paraît plus engagé dans le temporel et l’état clérical plus spirituel, plus sacré, moins profane, c’est une dérivation, et encore non nécessaire, de la fonction laïque ou sacerdotale et non un plan de clivage entre les deux ordres. « Quel que soit son état de vie, écrit V. Portier, le prêtre n’est pas prêtre parce qu’il oeuvrerait dans le domaine ecclésial : le laïc n’est pas laïc parce qu’il oeuvrerait dans un domaine temporel. »

« Quel que soit leur état de vie, l’un et l’autre sont prêtre et laïc parce qu’avec le Christ, en l’Église, pour travailler au salut du monde, ils participent bien que différemment au pouvoir même du Christ et ces pouvoirs de l’Église — ceux des fidèles et ceux des prêtres s’étendent à tout et partout, qu’ils s’exercent ou dans la “mouvance” du sacré ou dans celle de l’ecclésial ou dans celle du profane privé ou dans celle du profane public. » (2)

Laïc n’est donc pas de boulet de forçat accroché au pied du religieux qui freinerait son élan vers le haut ni une entrave à son engagement apostolique. Dans la même ligne de pensée, le religieux ne dépasse pas non plus le laïc. C’est dans le laïc et dans tout ce que la fonction laïque comporte dans l’Église qu’un Frère est religieux. Un Frère pas le résultat de l’équation L plus R égale F, mais bien de celle-ci : L par R égale F. Pour le Frère « laïc » » doit jouer le même rôle que « clerc » pour le religieux-prêtre.

La confusion naît de l’emploi courant de «laïc» pour « séculier ». Il ne s agit pas d’organiser une battue contre cet usage qui persistera probablement, .mais si nous désirons déterminer notre place et fonction dans l’Église l’examen du sens propre des mots qui nous définissent est de rigueur. Quand l’Église nous baptise « religieux laïcs », le sens de laïc n’est pas seulement juridique, il est théologique et il est clair que l’Église ne signifie pas séculier. De même lorsque le Cardinal-archevêque de Montréal impose un costume qui nous distingue des clercs et nous rapproche davantage de la masse des autres laïcs de l’Église il ne vise pas la sécularisation des religieux de son diocèse mais une insertion plus profonde dans le peuple de Dieu.

Notre vocation de religieux-laïc nous situe au coeur du “laos”, peuple de Dieu en marche. Si le religieux en nous doit refléter le sens de la communauté fraternelle, le laïc devrait nous infuser, et à tout l’institut comme corps, le sens de la communauté ecclésiale et nous inscrire au coeur de cette communauté. La profession religieuse ne nous confère aucune autorité dans l’Église et le mandat confié par l’Église à notre congrégation ne nous sort pas des rangs des ouvriers de la Vigne, Il ne nous cléricalise en aucune façon. Notre titre de religieux ne nous fait pas tête dans l’Église mais coeur, coeur débordant de ce dynamisme qu’est la charité “serviable, jamais envieuse, qui ne se rengorge jamais, ni ne fanfaronne, ,ne cherche pas son intérêt mais met sa joie dans la venté”. (I Cor.l3, 4s).

Un ample courant de collaboration qui se traduit concrètement par des contacts, rencontres, comités, commissions, réunions de toutes sortes, situe nos initiatives apostoliques dans la “mouvance” même du peuple de Dieu. Pour simplifier disons que notre action se démocratise et ce n’est jas trop tôt. De plus, nous coudoyons tous les jours les éducateurs séculiers. Nous relevons d’une même autorité, accomplissons la même besogne, et déjà quelques laïcs (séculiers) fréquentent nos Écoles Normales comme nous fréquentons occasionnellement les leurs.

Bref, professeurs religieux et séculiers sont réunis par un dénominateur commun : l’éducation, apostolat laïc éminent entre tous. Dans cette attitude générale qui n’est peut-être encore parvenue qu’au niveau des gestes, toute tendance séparatiste serait mal venue. Depuis plusieurs années déjà les éducateurs séculiers enseignent dans nos écoles. Il ne serait pas tellement contraire à notre caractère de religieux que nous enseignions aussi dans les leurs ou tout simplement que sous la poussée des conditions historiques, cette démarcation entre « nos écoles » et « leurs écoles » vienne à disparaître.

En tout cas afficher à temps et à contre-temps la supériorité de l’état religieux sur l’état séculier, s’en autoriser pour revendiquer des droits de gérance sur une oeuvre du peuple saint, se croire lésés parce qu’on ne nous les reconnaît pas, relève d’une mentalité encore au siècle de l’apologétique et traduit bien mal le sens du peuple de Dieu qu’annonce notre vocation de religieux-laïc.

C’est un même sens du peuple de Dieu qui a poussé nos fondateurs à venir en aide aux pauvres et aux délaissés de la société qui hier inspirait Pie XII d’apporter les adaptations que l’on sait aux congrégations religieuses et qui aujourd’hui nous incite à intégrer notre action à celle de tous les membres de la communauté en marche. Nous demandera-t-il demain de sacrifier des institutions chères au profit d’une influence plus discrète mais plus efficace dans tous les secteurs de l’éducation chrétienne? Notre chrétienté, plus personnaliste, et si facilement prévenue contre toute odeur d’autoritarisme réagit par contre très favorablement au rayonnement communicatif d’une présence.

Ce sens du peuple de Dieu qu’on ne peut absolument pas détacher de notre vocation de religieux, car être religieux-laïc c’est tout un, relève avant tout d’une
conception intérieure absolument possible avec ou sans cravate. Mais il n’est pas mauvais qu’un signe extérieur rappelle aux gens, si traditionnellement portés à nous considérer comme des demi-curés, que nous sommes des leurs et nous mette constamment au pas du peuple de Dieu.

1) Documentation Catholique, 10 nov. l957, col. 1416.
2) Apostolat des Laïcs, dans “Masses ouvrières’ janv.
1956; no 137, p. 46. Cité par Mgr Ls-M. Bazelaire, Les laïcs aussi sont de l’Église, p. 22.

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